Il est maintenant reconnu que le bégaiement qui apparait pendant l’enfance et qui persiste à l’âge adulte s’explique en partie par le cadeau génétique que les parents offrent à leurs enfants.

La façon dont le cerveau se développe et les interactions de l’enfant avec les autres contribuent aussi à expliquer pourquoi le bégaiement devient persistant chez certaines personnes et pourquoi il disparait de lui-même chez d’autres.

N’empêche que dans ma famille, le legs génétique du bégaiement à travers les générations est flagrant. Mon père et ma mère bégaient. Je bégaie et un de mes enfants a développé un bégaiement que nous avons traité en orthophonie. On compte donc au moins 3 générations de personnes qui bégaient dans ma lignée généalogique.

Dans ce contexte, je suis surprise de constater qu’il m’aura fallu environ 30 ans pour accepter mon bégaiement, pour arriver à le contrôler d’une façon qui me satisfait et pour être capable de m’exprimer librement, sans retenue.

Comment se fait-il qu’en ayant des modèles de personnes qui bégaient autour de moi et qu’en étant orthophoniste, je n’étais pas mieux préparée à accueillir mon bégaiement? Comment se fait-il que quand j’entendais mes parents bégayer, j’étais gênée pour eux? Ou encore, comment se fait-il que j’étais anxieuse à l’idée que mes collègues et professeurs en orthophonie puissent découvrir que je bégaie? Comment se fait-il que mon processus d’acceptation ait pris autant de temps?

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J’ai le souvenir de mon père qui raconte une blague au sujet d’une personne qui bégaie. Je l’ai entendu raconter cette blague quelques fois. À chaque fois, je me sentais compressée par ses mots. J’implosais de malaise. Le voir bégayer et faire preuve d’autodérision en racontant cette blague était l’opposé de ce que je souhaitais voir. Je voulais effacer son bégaiement, et le mien. Je voulais essuyer les regards dénigrants des autres et les histoires d’intimidation que nous portions. J’étais loin de l’acceptation.

Si je me sens capable de raconter moi-même la blague de mon père aujourd’hui, ce n’est pas parce que j’ai grandi dans une famille où le bégaiement était ‘’normal’’ ou ‘’peu important’’. Je suis aujourd’hui capable de raconter la blague de mon père parce que j’ai fait le travail d’acceptation qu’il me fallait faire pour être capable de me montrer vulnérable face aux autres.

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Il était une fois un policier qui reçoit un appel. Un homme en panique lui dit: ‘’Oui, j’appelle parce qu’il y a un homme blessé sur la rue Pa-pa-pa… Pa-pa-pa… Pa-pa-pa’’. Le policier lui coupe la parole : ‘’Papineau?’’. L’homme lui répondre : « Non. Il est sur la rue Pa-pa-pa… Pa-pa-pa. . . Pa-pa-pa. . . » Impatient, le policier lui raccroche la ligne au nez. Une heure plus tard, le même policier reçoit un autre appel. Il s’agit du même homme qui lui dit « Oui, j’appelle parce qu’il y a un homme blessé sur la rue Pa-pa-pa… Pa-pa-pa. . . Pa-pa-pa. . . ». Le policier impatient lui demande sur un ton sec : « Sur la rue Papineau?! ». L’homme soulagée répond alors : « Oui! Sur la rue Pa-pa-papineau! ». Le policier encore plus impatient lui répond bêtement : « Pourquoi vous ne me l’avez pas dit plus tôt?! » C’est alors que l’homme lui répond : « Parce que cela m’a pris une heure pour le trainer jusqu’ici. »

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Aujourd’hui, ça me manque de l’entendre raconter cette blague. Mon père avait un bon sens de l’humour. Il arrivait souvent à faire éclore les rires dans les moments les plus surprenants et ce, malgré son bégaiement. J’aurais aimé parcourir plus rapidement les étapes vers l’acceptation de mon bégaiement pour pouvoir rire avec lui de cette blague, avec aisance et plaisir. J’aurais voulu qu’il m’entende la raconter à mon tour. Bref, j’aurais voulu changer plus vite.

Plusieurs personnes qui bégaient veulent changer, et elles aussi veulent changer rapidement. Le plus rapidement possible. Elles veulent arrêter de bégayer. Elles veulent arrêter d’être anxieuses de prendre la parole. Elles veulent arrêter de souffrir de leur différence. Elles veulent changer, et vite. Avec raison. Leur bégaiement fait partie de leur quotidien. Elles y pensent des dizaines, voire des centaines de fois par jour. Furtivement ou consciemment. Elles savent qu’elles passent à côté d’occasions d’être comblée, heureuse, en paix. Elles veulent changer, mais elles ne savent pas comment.

C’est encourageant de savoir que le bégaiement n’est pas figé en nous, même s’il est en partie de cause génétique. Il est possible de changer notre façon de bégayer et aussi notre réaction face à notre bégaiement et à son histoire.

Certains pourront changer plus rapidement que d’autres. D’ailleurs, la science arrive de mieux en mieux à comprendre les besoins des gens afin de les accompagner efficacement dans leur processus de changement.

Le modèle transthéorique de changement de Prochaska et Diclemente propose cinq étapes par lesquels le changement est rendu possible. Selon ce modèle, pour déclencher un changement dans nos comportements, nous circulons généralement à travers les étapes suivantes :

Pré-contemplation : Période de déni et de désespoir. La personne croit qu’il est impossible de changer les choses.
Contemplation : La personne admet le besoin de changer les choses mais elle a peur d’échouer. Elle ne voit pas comment réussir.
Préparation : La personne commence à réfléchir aux solutions. Elle planifie poser des actions.
Action : La personne pose des actions pour apprendre de nouvelles habiletés et pour développer de nouveaux comportements. Les changements deviennent observables.
Maintenance : La personne fait les efforts requis pour maintenir le changement dans ses comportements.
Lors d’une présentation en ligne offerte en février 2022 par le Centre de la fluidité de Montréal, Naomi H. Rodgers, une orthophoniste américaine associée à l’Université du Nebraska-Lincoln, affirmait que le modèle transthéorique peut s’appliquer aux interventions orthophoniques auprès des personnes qui bégaient. Ainsi, en situant à quelle étape du processus de changement se trouve la personne qui bégaie, il serait plus facile pour les orthophonistes de l’accompagner vers l’étape suivante.

Selon moi, le fait de prendre conscience des étapes qui opèrent en nous lorsque nous nous mobilisons pour changer nos comportements, est un excellent départ pour se rendre aux changements souhaités. Et peut-être que le fait de connaitre ces étapes permettra d’atteindre des changements plus rapidement pour la personne qui bégaie?

Et vous, à quelle étape êtes-vous? Qu’est-ce que vous aimeriez changer dans votre vie en lien avec votre bégaiement?

Est-ce que vous pourriez commencer à prendre la parole avec aisance dans la prochaine année? Est-ce que vous pourriez accepter votre bégaiement, reconnaitre les bienfaits de l’autodérision et arriver à en parler sans tabou d’ici 2 à 3 ans plutôt que d’ici 10 à 20 ans?

Et si on planifiait rire de la blague de mon père ensemble, bientôt?

Anny Dube

Anny Dube

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